Slam, gestation de l’oeuvre et traces
Le slam est chose souterraine et mal connue. Tentons donc avant tout d’en éclaircir le sens. Le slam n’est pas un genre artistique émergent, une façon scandée, comme le fait Grand Corps Malade, de dire une poésie rimée sur fond de musique discrète (1), ni encore un rap aux manières adoucies. Le slam, c’est un nouveau TERRAIN D’EXPRESSION, totalement libre de forme, de ton et de contenu, pour la poésie dans son acception la plus large.
Le mouvement a vu le jour à Chicago en 1984, lancé par Marc Kelly Smith. Il vise, par des scènes ouvertes à tous, et selon des règles simples mues par un esprit égalitaire, à réunir en une performance de quelques minutes la poésie et le corps. Il cherche aussi à réinsuffler dans le genre poétique, le véhicule du spectacle et l’esprit de fête avec, comme acteur central, le public.
Sur une scène slam, on trouvera donc tout et son contraire, pourvu que le slameur n’use, pour tout instrument, que de son corps, sa voix et ses propres mots – ce dont quiconque, en principe, est pourvu.
Dès lors, en quoi la question des traces que peuvent laisser ou non la gestation de l’œuvre peut-elle revêtir un caractère spécifique au cœur de la pratique du slam ?
Le slam accueille tout le monde, y compris le poète classique, qui cherche avant tout la publication par le livre, et pour qui la scène slam ne représente qu’une étape ou un petit plus dans la publicité de son travail. Que celui-ci soit converti au PC et largue en corbeille tout brouillon malpropre, ou qu’il conserve, comme reliques, ses manuscrits griffonnés, chiffonnés et alourdis de taches presque vivantes, la question de la sauvegarde des balbutiements ne revêtira ici aucun caractère particulier.
Toutefois, la slam poetry, de par sa nature profonde ancrée à la fois dans l’oralité, le spectacle vivant et l’alternance du dire et de l’écoute, peut donner un tour moins commun à la question.
L’analphabète a pleinement droit d’accès à la scène slam. Il fabriquera son poème sans papier. Le poème sera répété et façonné mentalement et oralement jusqu’à ce qu’il acquière une forme satisfaisante aux yeux de son auteur. Là, pas la moindre trace persistante ni de l’œuvre ni du travail. Pourtant, nombreux sont les enregistrements audio et vidéo de ces performances. Mais pendant que certains supports Cd ou DVD n’ont pas davantage de longévité qu’un mauvais papier, le son et l’image ne suffisent de toute façon pas à rendre compte du spectacle quand celui-ci, notamment, se révèle autant dans un espace situé quelque part entre le public et l’artiste que sur la scène elle-même. La caméra filme généralement le slameur, parfois le public, rarement l’un et l’autre dans le même plan.
Le slameur qui écrit prioritairement pour la scène slam sait qu’il écrit pour la diffusion vocale. Il sait aussi qu’il se prêtera à une relation proche, directe, immédiate, avec le public et cela, dans un bain d’écoute et de regard indulgent. Cela se fait naturellement, en bonne intelligence. Celui que j’écoute sera, tout-à-l’heure, celui qui m’écoute…
L’ambiance n’étant donc pas en principe au jugement (2), encore moins au jugement du texte, la scène slam peut tout-à-coup se transformer en laboratoire, occasion rêvée d’expérimentation, pour le texte comme pour l’interprétation. Jusqu’à devenir le lieu-même de la création des poèmes. Certains passeront maîtres dans l’improvisation. D’autres, à chaque intervention, s’ingénieront à présenter le même texte sous des formes sans cesse renouvelées, la mise en voix modifiant l’écriture, l’écriture modifiant à son tour la mise en voix. Chaque prestation sera-t-elle ici considérée comme un brouillon de la précédente ? Ou bien préférera-t-on parler d’une suite d’entités poétiques dérivant l’une de l’autre ?
Dans ce contexte, on s’attachera de préférence à l’artiste en devenir, à son art en mouvement, plutôt qu’à des œuvres abouties, figées, souvent à jamais, sur le papier, dans de prétendues perfections.
C’est cela aussi, la culture slam. On y croise l’éphémère. On se prend à regarder le poème vibrer, offert aux vents et marées, comme s’il était une sculpture de sable au bord de l’océan. Il en gagne alors tant la noblesse que l’humilité.
Lorsque le poète Jacques Demierre […] présente un poème sonore, quasi respiratoire, autour du seul mot poumon (dont il tient étrangement l’impression sur papier entre les mains !) on se demande bien quel serait l’intérêt de publier ce poème dans un livre ! De plus, selon l’auteur lui-même, le poème, malgré la source unique (ce mot poumon), variera systématiquement d’une prestation à l’autre. Ce n’est que dans l’improvisation charnelle que le poème naîtra. Il y aura donc, à partir de ce support commun, une infinité de poèmes créés. (3)
La question n’est plus ici : Comment faire désormais, à l’heure des outils informatiques, pour conserver les étapes de la naissance du poème ?, mais bien : Quel sens cela peut-il avoir de conserver la trace de la gestation d’une œuvre (c’est-à-dire en l’occurrence l’œuvre elle-même) qui se veut éphémère ?
Car un slam est alors poème qui se fait chair et, par là, devient mortel. Les traces, ce seront les souvenirs mouvants que d’autres mortels en auront gardé. Comme pour nos défunts. Pourvu qu’ils n’aient pas été pétrifiés dans le regard ou la pose d’une statue.
Dominique Massaut
Notes
(1) On parle alors de spoken word.
(2) Sauf lorsque le slam se pratique en tournoi et où l’on se complaît à croire que la sanction des notes d’un jury de cinq personnes prises au hasard dans le public a valeur sérieuse de jugement généralisable.
(3) Voir Le slam sur papier, une absurdité ? in Zone slam (vol. 1), L’arbre à paroles, 2011, page 164.
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