Serge Pey,
Manuel philosophique de guerre sociale
Comme les bistrots sont en voie de disparition, y compris le café du commerce, et qu’on n’a donc plus que rarement l’occasion de déverser, dans un orgasme très mâle, le plaisir de ses lectures autour de boissons alcoolisées et de compagnons indulgents, indifférents ou interdits, j’ai décidé de déposer sur ce site quelques extraits de livres que j’ai aimés. L’avantage, pour le coup, c’est que, si vous vous en faites le réceptacle (ou l’écho distrait), ce sera cette fois le résultat d’une démarche volontaire.
Aujourd’hui, un extrait de Serge Pey, Manuel philosophique de guerre sociale, 2010, Dernier Télégramme, Limoges, France.
Commentaire autour d’un proverbe
Lorsqu’on lui montre la lune
le fou ne regarde pas
mais observe le doigt qui la désigne
Pourtant refuser de regarder la lune
et n’observer que le doigt
qui la désigne
n’est pas ce qui désigne un fou
Avec une main on peut indiquer
réellement la lune et avec l’autre
tenir un couteau pour tuer
celui qui la regarde
L’intention de montrer la lune
est une diversion
qui cache peut-être
un événement qui se passe à côté du fou
Regarder la lune serait aussi rompre
avec une vigilance
et détourner l’attention du fou
qui surveillait la nuit
en lui faisant voir la lune
L’attitude qui consiste pour le fou à regarder la lune
en compagnie de son ennemi
peut s’interpréter
comme une trêve avec l’ennemi
ou à un renoncement
au combat
Être dans la lune efface le réel qui la désigne
comme on efface celui qui tient le couteau
et qui désigne en même temps la lune devant le fou
Désigner la lune signifie aussi désigner
quelque chose qui existe et quelque chose
qui n’existe pas
Ainsi lorsqu’on lui montre la lune
aussi bien dans la nuit que dans le jour
le fou ne regarde pas la lune
mais regarde le doigt qui la désigne
Ainsi le fou n’est pas un fou
Le fou le doigt et la lune
fondent ensemble une scène
où le fou n’est pas un fou
et la lune n’est pas une lune
et le doigt pas complètement un doigt
Pourtant un doigt reste un doigt
Au demeurant un doigt
peut être aussi intéressant que la lune
sans oublier que le fou aussi a un doigt
Une lune est aussi
banale qu’une idée de la lune
Une lune est une habitude de la lune
Le fou est ainsi un sage
qui se méfie en observant le doigt
qui lui montre la lune
Il existe des glissements d’obscurité
entre le doigt et la lune
Le doigt qui désigne la lune
est déjà la lune
Mais le fou sait qu’il a aussi un doigt
qui pourrait désigner la lune
Pourquoi désigner la lune se dit le fou
puisque tout le monde en levant la tête
peut la voir
Le fou se dit que celui qui lui montre
la lune est vraiment un fou
ou quelqu’un qui fait semblant d’être un fou
La lune est aussi un doigt qui désigne
le doigt qui la désigne
Le fou se dit qu’il est lui-même une lune
comme le doigt qui désigne la lune
est aussi une lune
La lune éclaire toute la scène :
Le fou se dit que la lune lui fait voir le doigt
de celui qui lui désigne la lune
La lune peut penser aussi
que quelqu’un montre sa lumière à un fou
ou que quelqu’un montre son doigt à quelqu’un
qui n’est pas fou
Comment arriver à la lune se dit le fou
La lune est en même temps la lune
et pas la lune
La lune est partout dans les miroirs
Le fou est un fou et n’est pas un fou
se dit la lune
Le fou regarde le doigt qui lui désigne la lune
car il a déjà été dans la lune
La lune regarde le fou et le doigt
qui la désigne
Le fou et celui qui lui désigne la lune
ont déjà vu la lune ensemble dans la nuit
Le fou a aussi vu la lune dans le jour
Le fou regarde celui qui désigne la lune
car il a déjà vu toute la lune
Celui qui désigne la lune
peut la regarder ou ne pas la regarder
Il peut ainsi en désignant la lune
regarder le fou
et vérifier s’il regarde la lune
La lune voit tout
La lune se voit dans le lac
qui est derrière le doigt et le fou
La lune a fait glisser
son étonnement sur le doigt tendu vers elle
La lune ne se voit pas
La lune est une bouche qui mange
le doigt levé dans sa direction
La lune est un miroir
où se regarde le véritable fou
qui veut embrasser la lune
Le fou n’est pas fou
et regarde aussi son propre doigt