Dominique Massaut

Luc Baba, La petite école Sainte-Rouge

Comme les bistrots sont en voie de disparition, y compris le café du commerce, et qu’on n’a donc plus que rarement l’occasion de déverser, dans un orgasme très mâle, le plaisir de ses lectures autour de boissons alcoolisées et de compagnons indulgents, indifférents ou interdits, j’ai décidé de déposer sur ce site quelques extraits de livres que j’ai aimés. L’avantage, pour le coup, c’est que, si vous vous en faites le réceptacle (ou l’écho distrait), ce sera cette fois le résultat d’une démarche volontaire.

Aujourd’hui, quelques courts extraits de La petite école Sainte-Rouge, roman de Luc Baba, publié aux Editions Luce Wilquin en 2007

Il existe dans quelques grottes étrangères une mouche sans appareil digestif, sans bouche, deux ailes, deux yeux, un appareil reproducteur. Elle survit deux jours, le temps de procréer et de mourir de faim. Est-ce le sommet de l’évolution ou son contraire ?

[…]

Ce matin, le thème du cours de questions sans réponses, c’est le rêve.
[…]
Rêve : « Impôt qui se prélevait sur les marchandises quittant le royaume. Nom féminin. La rêve ». Au masculin, c’est le contraire : tu ne payes rien, tu t’en vas sans payer avec ce que tu choisis d’emporter. Rien si tu veux. Personne.
Le mot les a fait bâiller, écrire leur brûle les doigts.

- Oui, c’est pour des points.

[…]

Ce qu’il revoit d’elle, c’est quelques secondes entre parenthèses, un lundi de pluie où elle mangeait une pomme sure sous un auvent. Toute seule, elle mangeait cette pomme des élèves sages, et c’était trop sur, ça ne lui plaisait pas, elle grimaçait, les joues semblaient se débattre, pourtant elle continuait, arrachait des petits morceaux du bout des dents, le coin des yeux rouges et embué. Elle avait le même visage que lui maintenant, sauf qu’elle choisissait d’être seule et que personne ne l’obligeait à manger ce fruit.

[…]

Bon, je vous lis la phrase d’Elodie. On écoute.Rêver c’est comme écrire un poème qui n’intéresse personne.

Voilà, ça j’aime bien. J’ai mis neuf sur dix. attention, on n’écrit pas « un poème » avec un chapeau, mais avec l’accent grave. Jordan, tu ne fais aucun effort. Trois sur dix. Il faut faire des efforts, bon sang. Quand c’est corrigé, vous rangez la feuille dans votre chemise d’interrogations.

- Monsieur, on devrait faire un livre avec les plus belles phrases.
- Mais oui, c’est une bonne idée.
- On pourrait le vendre.
- Ouais, pour faire une excursion.
- À Disneyland.

[…]

Anita est très fière de son expérience : elle a enregistré du vide, en plusieurs endroits, et l’a fait entendre à ses élèves en disant : « C’est le silence de ma cave, puis celui du jardin. Et celui-là, c’est le silence d’une église où j’étais seule. » Enfin : « Là, c’est mon mari qui dort. »
[…]
Il donne cours de science quotidienne au singulier, et considère qu’il est donc dans cette école le seul enseignant utile, ce que certains lui accordent pour avoir la paix.
Il est beau, il est quotidien, il a des théories en forme d’aphorismes, une euphorie, et il affirme que ses théories sont plus saines que bien d’autres parce qu’il les pond comme la poule pond l’oeuf, et que l’œuf est la perfection. Tu te nourris de grain, ascète méditatif, et tu ponds une petite vérité blanche.
Un jour où il expliquait cela, Nihile lui a demandé :

- Monsieur Marloi, par où pondent les poules ?
Et Monsieur Marloi a cessé de fréquenter la salle des professeurs.

[…]

On regarde toujours les nouveaux comme s’ils avaient volé quelque chose, partout, même les enfants, parfois, les nouveaux-nés. Ils volent un peu de l’air des autres, un peu de leur espace. « Bienvenue », on leur dit.

[…]

Au temps de l’inquisition, certains, très jeunes, se donnaient la question l’un à l’autre pour s’habituer, au cas où. Aujourd’hui, les étudiants préparent en groupuscules un examen oral. Untel joue le prof, malgré le danger d’y prendre goût et de franchir un jour la grille qu’il n’aurait pas franchie s’il avait ajusté son œil en cette minute-là, s’il avait lu entre les barreaux noirs.

[…]

[…] il a pensé que la musique était capricieuse. Les gens la craignent, peur de leurs oreilles. Ecouter, ça dérange. On a des petits cahiers dans la tête, profs ou non, des fiches numérotées. La musique met un fouillis dans tout ça, quand on laisse bien les deux oreilles ouvertes, on a du vent au front, un vent qui rappellera toujours les voiles, pliées, oubliées, celles que l’on sort au printemps, qu’on secoue à la fenêtre, parce qu’elles ont pris la poussière et les mites.
On trouve ça, dans ses voiles, au printemps. Des mites et de la poussière. On les secoue, puis on les repasse, on les caresse.


Accueil du site | Contact | Plan du site | Espace privé | Statistiques | visites : 1038613

Suivre la vie du site fr  Suivre la vie du site Notes éparses   ?

Site réalisé avec SPIP 1.9.2c + ALTERNATIVES

Creative Commons License